10/08/2025 ssofidelis.substack.com  5min #286847

« Nous sommes ceux qui ne sont pas morts... Mais nous ne vivons plus »

L'histoire de Mohammed, en direct depuis Gaza

Par  Ahmad Ibsais &  Mohammed Mohisen, le 8 août 2025

Mohammed est un étudiant en médecine originaire de Gaza. Il a survécu à deux années de bombardements, comme il a survécu aux quatre autres assauts sur Gaza ces 20 dernières années. C'est une personne forte, courageuse et bienveillante. Voici son histoire.

Nous sommes ceux qui ne sont pas morts. Mais nous ne sommes pas vivants.

Il ne reste plus rien à Gaza, si ce n'est la mer. Au sens propre. Elle n'est plus gage de sécurité, juste un dernier refuge pour celles et ceux qui n'ont plus d'abri. Une étendue d'eau où installer une tente ou étendre ces rêves qui nous restent, comme du linge à sécher.

La mer n'est plus qu'un espace géographique propice à l'imagination, à l'espoir, aux cris, à un exil différé.

C'est désormais l'ultime salle d'attente.

Toutes les routes sont coupées.

Les frontières sont fermées.

Le ciel est déchiré par les avions de chasse et le sol parsemé de tombes déjà prêtes.

Nous n'avons même plus d'endroit où enterrer notre chagrin, car pleurer est à présent un luxe.

Nous survivons désormais dans un spectacle de mort sans fin, toujours la même scène qui se répète au ralenti : une femme en pleurs sur le cadavre de son fils.

Un homme creusant une tombe à mains nues. Un enfant qui cherche sa mère sous les décombres.

Un père rassemblant les membres de ses enfants dans un sac en plastique noir.

Ce n'est pas de la fiction, c'est notre réalité quotidienne.

Nous vivons sous une occupation où notre mort est considérée comme une mesure de sécurité et notre extermination comme un objectif stratégique. Nous sommes ceux qui vivent dans "l'attente de l'exécution", non pas au sens figuré, mais au sens propre.

Et nous attendons une frappe aérienne, un missile, un obus... Nous attendons que le téléphone sonne et que cette voix terrifiante nous dise : "Evacuez ! Votre maison va être bombardée dans cinq minutes".

Cela ressemble à une longue file d'attente de la mort, où nous guettons notre tour, anxieux, terrifiés et parfois déjà engourdis. Avez-vous déjà dormi à la belle étoile après le bombardement de votre maison ? Connaissez-vous la faim qui vous tord les entrailles, après trois jours sans pain ? Puis d'entendre, sur une chaîne d'information hébraïque, l'annonce de "l'occupation totale de Gaza", comme si l'on prononçait la sentence de mort de la vie elle-même : "Nous détenons le contrôle total... les opérations terrestres ont atteint leurs objectifs..." C'est comme s'ils disaient aux Gazaouis qui ont enterré leurs proches de leurs propres mains : "Préparez-vous à ce qui reste de votre âme vous soit arraché... car nous n'en avons pas encore fini avec vous".

Mais personne ne bouge. Pas un mot. Pas un cri. Pas une déclaration de condamnation. Ni même un souffle d'objection dans les salons diplomatiques. Comme si nous n'avions jamais existé. Comme si cette petite bande côtière n'avait jamais vu vivre de vraies personnes. Comme si notre mort se résumait à la toile de fond d'un vieux film dénué de toute émotion.

Les mois passent, puis les années, et ce cycle infernal n'en finit pas. Sang, blocus, bombardements, destruction, funérailles, famine... Et tout recommence. Si les tueries avaient cessé dès les premiers mois, on aurait peut-être pu sauver quelque chose. Mais maintenant ? Nous vivons désormais sur une terre qui ne se prête même plus au repentir. Gaza n'est plus rien qu'un désert aride.

Nous sommes hantés par l'odeur des cendres. De tristes ombres errent dans les ruines de la ville. Les rues, autrefois animées, sont désormais des lieux de désolation. Les maisons ? Des cratères. Ceux qui y vivent ? Des fantômes, des non-êtres humains. Le temps s'est arrêté à Gaza. Il passe en boucle, comme une roue à aubes brisée. Quand cela finira-t-il, Gaza ? Mourras-tu avant nous ? Ou notre fin viendra-t-elle avant la tienne ? Tant de gens ont perdu toute capacité d'écrire, de parler, voire de pleurer. Les mots eux-mêmes n'arrivent plus à porter le poids de la souffrance.

Alors que j'écrivais autrefois pour pouvoir respirer, je crains désormais les lettres, les phrases en suspens, entre les lignes et l'asphyxie. Je ne veux plus partager ce qui se passe autour de moi. Pourquoi ? Parce qu'écrire signifiait autrefois mon envie de vivre.

Mais cette fois, c'est différent. Je n'ai plus envie de continuer. Je suis désormais un cadavre vivant, pétrifié, dans l'attente que mon cœur cesse de battre et d'expirer mon dernier souffle. Nous avons vécu assez longtemps pour voir les enfants vieillir, les mères se faner comme des fleurs piégées dans l'obscurité et les jeunes devenir des ombres brisées. La faim nous a broyés. La peur nous a enchaînés. L'oppression nous a écrasés.

Et pourtant, nous ne sommes pas morts. Mais nous ne sommes pas vivants non plus. Nous flottons quelque part entre le rêve et le néant, entre une vie qui n'en est plus une et une mort qui tarde à venir. Nous sommes un peuple épuisé, opprimé et en exil intérieur. Pourtant, nous préservons nos noms. Nous enregistrons nos nouveau-nés. Nous comptons nos martyrs. Nous chantons dans le camp. Et nous célébrons le jour où un unique camion d'aide humanitaire parvient à franchir le blocus. Nous sommes de ceux qui n'ont pas disparu... Mais nous ne vivons pas. Nous ne sommes que des ombres abandonnées dans les décombres. Nous ne parlons et n'écrivons pas pour être entendus, mais parce que le silence nous terrifie plus encore que les bombes.

Gaza... Ô Gaza, dont le cœur bat sous les ruines, nous promettons de raconter ton histoire jusqu'à notre dernier souffle, et même au-delà, car tu portes en toi l'ultime étincelle sensée dans un monde où la mort vaut moins cher que le pain et où la vie perd tout son sens.

Traduit par  Spirit of Free Speech

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